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2022 s’achève et la Tunisie n’est toujours pas le hub d’innovation qu’elle se veut

Plus que quelques heures et nous accueillons une nouvelle année mais le cœur n’y est pas. Le monde bouge au rythme de l’innovation technologique. La Tunisie, elle, prisonnière de ses lois, avance à pas de tortue. L’ambition est grande : devenir un hub d‘innovation pour l’Afrique, mais les moyens manquent et pas que financiers. La règlementation se positionne en haut de l’échelle des obstacles à une vraie révolution technologique dans ce petit pays exportateur de talents, de compétences, de cerveaux.

Alors que 2022 s’en va, la Tunisie est toujours sans Paypal, sans Uber, sans Airbnb, sans Mobile Payment, sans identifiant unique, sans une loi efficace pour combattre la cybercriminalité, sans carte d’identité et passeport biométriques conformes à la règlementation sur la protection des données personnelles… et on en passe !

Commençons par Paypal. Les dirigeants tunisiens avaient promis ce service aux Tunisiens depuis des années, mais en 2017, alors qu’on pensait la chose réglée, l’entreprise américaine a fait volte-face refusant tout accord avec la Tunisie. La nouvelle est tombée comme un coup de massue balayant à jamais les espoirs de ceux qui voyaient si proche la possibilité d’ouvrir un compte offshore.

Paypal refuse définitivement le dossier de la Tunisie

A l’époque Paypal n’a pas avancé d’explications mais il était évident que le Code de change tunisien était la raison de ce refus sec du dossier de la Tunisie. Durant les négociations avec les officiels tunisiens, Paypal avait exigé la suppression des restrictions archaïques de la Banque centrale à ses services. Ce que l’institution a, de toute évidence, refusé pour ensuite imputer le rejet à la société de paiement électronique.

Depuis, dans une tentative de remédier à cet échec prémédité, les promesses de donner accès à ce service ou un service similaire se sont multipliées. En 2018, le gouverneur de la Banque centrale a annoncé lors d’un séminaire de l’Union tunisienne du commerce, de l’industrie et de l’artisanat (Utica) que l’institution bancaire était à la recherche d’un opérateur Fintech pour lancer ce type de paiement électronique en Tunisie, précisant que la BCT travaille sur la création d’une commission spécialisée pour ce projet en collaboration avec des partenaires internationaux, la Banque mondiale, entre autres. Ce qu’il en est advenu de ce projet ? On n’en sait rien.

Le service Paypal bientôt disponible en Tunisie, selon la BCT

En février 2021, le PDG de la Poste tunisienne, Sami Mekki, a fait savoir que le système de paiement Paypal serait bientôt introduit en Tunisie. Une annonce confirmée un mois plus tard par l’ancien ministre des Technologies de la communication, Mohamed Fadhel Kraiem, qui a affirmé que son département œuvrait en collaboration avec la Poste tunisienne pour faire aboutir le lancement de Paypal en Tunisie au plus tard en juin de la même année. M. Kraiem a expliqué, à l’époque, que l’échec des négociations de 2017 avec Paypal était dû au Code de change tunisien qui date de 1970.

Nous sommes le 31 décembre 2022, et il n’y a toujours pas de Paypal à l’horizon.

Côté Uber et Airbnb, nous ferons l’impasse. Des projets similaires n’ont pas pu voir le jour en Tunisie et ne risquent pas de sitôt tant que la législation n’a pas changé. Le covoiturage et la «sous-location», sont interdits dans ce petit pays où la parole prime sur l’action.

Revenons maintenant sur l’identifiant unique. Évoqué pour la première fois en 2014, le projet de l’identifiant unique du citoyen avait été présenté comme une priorité, pierre angulaire de la digitalisation tant voulue en Tunisie. Supposé être « spécial » et « tuniso-tunisien », cet identifiant devait voir le jour depuis belle lurette. Son lancement a, d’ailleurs, été officialisé depuis deux ans avec la publication dans le Jort du décret gouvernemental n° 2020-312 du 15 mai 2020, fixant le contenu et les spécifications techniques de l’identifiant unique citoyen et les règles régissant la tenue et la gestion de son Registre. Attribué à chaque citoyen tunisien à la naissance – sur le sol tunisien ou en dehors du territoire national – sous forme d’une combinaison de chiffres, l’identifiant unique du citoyen devrait permettre de pallier plusieurs aberrations administratives et résoudre des problématiques majeures, telles que la suppression automatique des personnes faisant l’objet de décisions judiciaires du registre électoral ou encore la fluidification des procédures administratives et pour les établissements administratifs et pour les citoyens, car ceux-ci auront accès à tous les documents relatifs aux données enregistrées sur l’identifiant unique.

Le projet de l’identifiant unique du citoyen va bon train

 

Depuis la publication du décret dans le Jort en mai 2020, nous n’avons plus jamais entendu parler de ce projet. Un autre projet présenté comme étant un complément de l’identifiant unique du citoyen a, toutefois, été monté et mis en œuvre par le ministère des Technologies de la communication, le E-Houwiya ou Mobile ID. Celui-ci est encore en phase de test mais devrait être déployé à grande échelle bientôt. Son objectif est de permettre la numérisation de certaines procédures administratives telles que l’extrait de naissance, ou la suppression de la plus grande aberration administrative tunisienne, la légalisation de la signature.

Le ministère des Technologies de la communication lance le Mobile ID  

Le projet de la carte d’identité nationale et du passeport biométriques a lui fait scandale auprès de la société civile, les organisations de défense des droits de l’Homme et l’Instance nationale de protection des données personnelles. D’où les retards accusés.

L’idée de ce projet remonte à 2016. À l’époque, le ministère de l’Intérieur a déposé un projet de loi au parlement avant de le retirer en 2018 sous la pression des organisations et des parlementaires qui s’y ont opposés de par les nombreuses violations à la loi sur la protection des données personnelles que ce projet comportait. Le ministère de l’Intérieur aurait pu, par le biais de ce projet, instaurer une surveillance généralisée sur toutes les personnes détentrices d’une carte d’identité ou d’un passeport biométrique. Tels que prévus par le département policier, ces deux pièces d’identité devaient porter une puce électronique contenant des données biométriques. En d’autres termes, des informations permettant d’identifier de façon exacte son détenteur. La base de données est, elle, gérée par le ministère lui-même d’où la polémique autour de ce projet.

*Ce dernier Hors Série de DigiClub de l’année 2022 a été enregistré au Liban lors de l’évènement Bread&Net où un Workshop a été dédié à la loi sur les données biométriques que le ministère de l’Intérieur tente de faire passer sans concertation avec l’INDPDP et la société civile. Il est disponible sur SoundCloud et toutes les grandes plateformes de podcasting.

Le ministère de l’Intérieur est revenu à la charge, récemment, et tente actuellement un passage en force, en l’absence d’un parlement, dissous par le chef de l’Etat en juillet 2021, pour contrer le projet. Le directeur de la police technique et scientifique au sein du ministère de l’Intérieur, Chahir Gdaim, avait annoncé, en mars 2022, l’adoption de ce dispositif en 2024 expliquant que les Tunisiens seraient incapables de voyager sans ces documents biométriques.

Le projet de la carte d’identité et du passeport biométriques n’est pas le seul à préoccuper les Tunisiens. Alors que nous nous attendions, depuis des années, à une loi en bonne et due forme sur la cybercriminalité, nous avons eu droit à un décret présidentiel liberticide et sans efficacité contre les menaces cybernétiques grandissantes.

C’est en 2014 avec l’arrivée d’Anouar Maarouf au ministère des Technologies de la communication, que l’idée d’un projet de loi sur la cybercriminalité a germé. Celle-ci n’est pas sortie des tiroirs du parlement après le non apposé par le ministère de l’Intérieur. Le département souhaitait, alors, avoir l’exclusivité sur les recours en justice.

Cybercriminalité: «Le ministère de l’Intérieur derrière le blocage du projet de loi»

Ce projet enterré, le président de la République en exercice, Kaïs Saïed, a décidé de mettre la main à la pâte et nous a confectionnés le fameux décret 54. Si dans certains de ses articles ce décret est assimilé à un mécanisme de lutte contre les crimes commis dans l’espace cybernétique, il n’en demeure pas moins dangereux puisque jusque là, il n’a été utilisé par le pouvoir en place que pour tenter de museler la presse, comme cela a été le cas pour nos confrères chez Business News (lire : “Sur la base du décret 54 : Najla Bouden fait traduire Business News devant la Criminelle” et “L’Isie avertit Business News en saisissant le décret 54“). D’un projet de loi qui vise à criminaliser les cyberattaques, on se retrouve ainsi face à un décret présidentiel qui semble avoir comme seul objectif porter atteinte d’une façon flagrante à la liberté d’opinion, de la presse et d’expression (sic!) et contexte non sécuriser l’espace cybernétique tunisien.

Loi sur la cybercriminalié : la diffamation sur Facebook et le piratage culturel désormais des crimes

En effet, le directeur du journal électronique Business News, Nizar Bahloul, en a déjà fait les frais. Quelques semaines après la publication de ce décret au Jort, il a été auditionné par la Brigade criminelle d’El Gorjani, sur la base de l’article 24 de ce fameux décret. Le motif ? Un article d’analyse intitulé « Najla Bouden, une gentille woman » qui n’a vraisemblablement pas plu à la cheffe du gouvernement. La plainte a, rappelons-le, été déposée par la ministre de la Justice Leila Jaffel au nom de sa patronne Mme Bouden.

En dépit du tollé de réactions qu’a provoqué ce décret, il reste de vigueur et vient s’incruster au paysage morbide traçant ainsi sur nos visages un pli d’amertume supplémentaire en cette année 2022 difficile à tous les niveaux. Dire que cet article 54 visait avant tout de sécuriser le Net tunisien en lui offrant un outil pour attaquer en justice les blacks hacker…

Chez THD, nous aurions aimé terminer l’année sur une note positive mais à la lumière de ce qui se passe dans le pays, nous commençons sérieusement à nous demander : pourrions nous continuer à vendre de l’espoir aux startups qui jusqu’aujourd’hui s’appuient uniquement sur une Startup Act que beaucoup de pays africains sont en train de reproduire ? Pourrions-nous avancer en termes de digitalisation et de transformation numérique ? Le ministère des TIC tente, tant bien que mal, d’en bâtir les bases grâce à E-houweya mais, de toute évidence, la présidence de la République ne prend aucune mesure pour booster l’administration électronique. Bien au contraire, elle a publié une loi électorale qui renforce la bureaucratie avec les 400 signatures légalisées pour les futurs députés. Pourrions-nous espérer un lancement réussi de la 5G (prévu en fin 2023, si lancement y’en aura!) en l’absence de mesures dans la Loi des finances 2023 pour réduire la pression fiscale sur les opérateurs afin de booster la consommation Data et donc faciliter le passage à la 5G ?

Malgré tout cela, nous ne pouvons nous empêcher d’espérer que 2023 nous apporte une bouffé d’espoir. Et à vous, chers lecteurs, nous exprimons nos meilleurs vœux.

Nadya Jennene

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